Crises de tétanie, spasmophilie… qu’est-il advenu de cette maladie si fréquente dans les années 1970-1980 ? Pourquoi n’entend-on quasiment plus parler de celle qui a provoqué tant de débats entre médecins ?
Stéphane Korsia-Meffre04 juillet 2024
Respirer dans un sac fermé était un traitement populaire de la spasmophilie.PeopleImages / iStock / Getty Images Plus / via Getty Images
Résumé
Crises de tétanie, spasmophilie… pour qui a connu les années 1970-1980, décennies où les magazines grand public débordaient d’articles sur cette affection, la quasi-disparition de la spasmophilie du discours ambiant (et des salles d’attente) pose question. Où est passée celle qui concernait, disait-on, une femme sur dix ?
Des diverses hypothèses étiologiques évoquées au pic de sa popularité, ne subsistent que les troubles anxieux et, dans le champ psychanalytique, la névrose de conversion hystérique. Celles évoquant des troubles du métabolisme magnésien, un syndrome d’hyperventilation ou des anomalies de l’excitabilité neuromusculaire ont été abandonnées, probablement en lien avec l’efficacité des traitements anxiolytiques dans cette indication.
Pourtant, nous avons beaucoup à apprendre de l’histoire de la spasmophilie, en particulier autour de la façon dont se sont affrontés les « organicistes », partisans d’un trouble métabolique, et les « psychosomaticiens » favorables aux hypothèses psychiatriques et psychanalytiques. Cette lutte est toujours d’actualité lorsque apparaît une nouvelle entité clinique polymorphe, médicalement inexpliquée, souffrant de l’absence de marqueurs diagnostiques, d’autant plus qu’elle affecte des populations vulnérables à la stigmatisation.
Le terme « spasmophilie » est apparu au milieu du XIXe siècle, mais celle-ci n’est devenue une entité nosologique largement étudiée qu’à partir des années 1950 [1]. Sa disparition du paysage médiatique et médical soulève la question de ce que certains nomment « maladies d’une époque » [2], maladies qui semblent partager des caractéristiques communes : forte médiatisation, extrême diversité des symptômes, difficulté à être médicalement définies, étiologie et physiopathologie mal comprises, absence de marqueurs diagnostiques consensuels, et, pour nombre d’entre elles, forte prédominance féminine.
En essayant de comprendre ce qui est arrivé à la spasmophilie, peut-être nous est-il possible de mieux appréhender la nature même de ces maladies dont la prévalence, voire l’existence, semblent dépendre d’une époque. Se pencher sur cette maladie et son histoire peut également nous donner l’opportunité de réfléchir à l’attitude du monde médical et de la société devant des symptômes médicalement inexpliqués, en particulier lorsque ceux-ci semblent préférentiellement affecter une population particulière.
Une farandole de symptômes
Dans les textes publiés au pic de son impact médiatique, la spasmophilie (également appelée tétanie chronique constitutionnelle, tétanie normocalcique, hyperexcitabilité neuromusculaire, etc.) est caractérisée par une grande variété de symptômes, un patient en présentant habituellement entre 10 et 12 [3] ! Les plus fréquents sont [3, 4] :
- des crises dites « de tétanie » affectant surtout les membres supérieurs, parfois le visage, avec fourmillements, paresthésies, crampes bilatérales (en particulier, la contraction des mains en « mains d’accoucheur ») ;
- des lipothymies : sensations de vertige obligeant à s’asseoir, malaise, plus rarement perte de connaissance ;
- des crises de tremblements généralisés avec forte anxiété ;
- une sensation de tremblement continu d’une paupière ou des lèvres, voire de tremblements intérieurs (invisibles à l’observateur) ;
- une sensation de marcher sur un tapis épais ou de rebondissement dans la marche ;
- de la fatigue, des maux de tête, des insomnies, des impatiences dans les jambes (jambes sans repos), des maux de dos, une sensation de boule dans la gorge ou la poitrine, une vision temporairement brouillée, etc.
La plupart de ces symptômes ne sont pas présents en continu, mais apparaissent sous forme de crises à la suite d’un choc, d’une émotion forte ou de surmenage.
Le signe de Chvostek est le déclenchement, lors de la percussion du nerf facial (entre le lobe de l’oreille et la commissure des lèvres), d’une contraction de la lèvre supérieure particulière dite « en museau de tanche ». Ce signe a un temps été considéré comme caractéristique de la spasmophilie. Cependant, une étude [5] a montré qu’il est présent chez 48 à 31 % de la population générale (selon s’il est précédé ou non d’une hyperventilation provoquée) et chez 31 à 23 % des patients diagnostiqués comme ayant une maladie psychiatrique. Il n’est donc pas fiable comme critère diagnostique de la spasmophilie. |
Pas de profil clinique type, mais un profil de personnes prédisposées
La spasmophilie « historique » touchait 3 femmes pour 1 homme, affectant de 7 à 10 % de la population, essentiellement des personnes jeunes (avec un pic vers 30-35 ans). Une recrudescence des crises était décrite avant les règles (50 % des patientes), ainsi qu’à l’automne et en fin d’hiver.
Certaines professions paraissaient plus touchées (professeurs, infirmières, employés) et d’autres épargnées (agriculteurs, ouvriers, petits commerçants, patrons). Le patient type avait « une personnalité en perpétuel mouvement, hyperactive, présentant des problèmes existentiels », ces problèmes étant essentiellement « familiaux et psychologiques » pour les femmes, et « professionnels et familiaux » pour les hommes [4].
Les personnes souffrant de spasmophilie étaient également plus enclines à souffrir de troubles du sommeil, de dépression, d’allergies/asthme, de rhinite vasomotrice ou de syndrome post-traumatique [4].
À noter, la spasmophilie a été, dans les années où elle était médiatisée, une maladie quasi exclusivement française. Les Anglo-Saxons étaient davantage portés à étudier l’hyperexcitabilité neuromusculaire dans le contexte de l’anxiété, sans en faire un syndrome, même si les termes « latent tetany » ou « hyperventilation syndrome » recouvraient des entités proches.
Comment expliquait-on la spasmophilie ?
Dans les années 1970-1980, trois théories médicales étaient en compétition quant à l’étiologie de la spasmophilie [4] :
- la théorie d’un trouble du métabolisme du magnésium, suggéré par une hypomagnésémie érythrocytaire fréquemment – mais pas systématiquement – mise en évidence. Le traitement par les sels de magnésium était souvent prescrit, parfois associés à la vitamine D ;
- la théorie alcalosique (augmentation du pH sanguin), en lien avec un syndrome d’hyperventilation chronique lié à l’anxiété (ce qui diminue le taux sanguin de dioxyde de carbone, créant ainsi une alcalose), à l’origine du traitement populaire consistant à respirer dans un sac fermé pour augmenter le taux sanguin de dioxyde de carbone ;
- la théorie « nerveuse » associant fatigue et anxiété. Il a ainsi été évoqué le surmenage et la tension nerveuse associés aux « conditions actuelles de la vie féminine » ou « une maladie des gens qui ne sont pas heureux » [4] ; ailleurs une « névrose d’angoisse » [6].
Dans le fil de cette dernière théorie, certains auteurs [5, 7, 8], tout en acceptant la réalité des symptômes et la souffrance engendrée, refusaient de considérer la spasmophilie comme un trouble d’origine organique. « C’est la relative fréquence d’association des tétanies normocalciques authentiques avec l’hystérie qui est à l’origine de la création du cadre nosologique de la spasmophilie. (…) Cette assez forte association a abouti dans un premier temps à rapporter à la tétanie des symptômes qui n’étaient que banalement hystériques puis, dans une deuxième phase, un tel « syndrome » étant individualisé, à l’étendre de façon excessive en utilisant des critères d’hyperexcitabilité neuromusculaire qui n’ont guère de spécificité » [5].
Pour ces médecins, comme pour les psychanalystes encore aujourd’hui [9], la spasmophilie n’est qu’une forme de névrose de conversion hystérique, dont nombre de symptômes « classiques » sont présents dans la spasmophilie (maux de tête et de dos, fatigue, lipothymies, boule dans l’œsophage ou la gorge, anxiété, perte de connaissance, etc.) [10].
Pourquoi la spasmophilie est-elle devenue rare ?
Aujourd’hui, la spasmophilie est rattachée aux troubles paniques avec qui elle partage de nombreux symptômes, et donc aux troubles anxieux [11]. Ce classement reflète la prépondérance progressive de la théorie dite « nerveuse » dans la compréhension de la spasmophilie, mais aussi l’observation de l’effet positif des anxiolytiques dans le traitement de cette affection : l’arrivée de nombreuses benzodiazépines à la fin des années 1970 (mieux tolérées que les barbituriques, bromures, diazépam et autres « sédatifs nervins » des années 1960) a probablement contribué à ce que la spasmophilie soit largement considérée comme une manifestation de l’anxiété. Ces médicaments ont pu également jouer un rôle dans la disparition de la maladie, emportée par la vague anxiolytique associée à la pénétration de cette nouvelle classe de médicaments dans les habitudes médicales.
Aujourd’hui, il est difficile de trouver des informations récentes sur la prévalence de la spasmophilie et sur le profil des personnes qui en souffrent. Il semble que l’âge moyen ait diminué, les rares références faisant plutôt mention de cas parmi les adolescentes (par exemple [12]).
La fibromyalgie, nouvelle incarnation de la spasmophilie ?
Pour certains auteurs, le retrait progressif de la spasmophilie du paysage médical pourrait trouver son origine dans une sorte de transfert vers une autre « maladie de l’époque », en l’occurrence la fibromyalgie [2]. Pourtant, si certains symptômes sont communs (fatigue, troubles du sommeil, hyperexcitabilité neuromusculaire, prédominance féminine, par exemple), les douleurs articulaires et périarticulaires chroniques, caractéristiques de la fibromyalgie, ne sont que rarement signalées dans la spasmophilie.
Derrière ce glissement suggéré de la spasmophilie à la fibromyalgie, voire de l’hystérie à la spasmophilie et à la fibromyalgie, il y a l’idée que ce que l’on observe est la réincarnation périodique, sous forme d’entités cliniques plus ou moins bien définies (mais toujours médiatisées), des mêmes symptômes médicalement inexpliqués d’origine hystérique [2]. Pour les tenants de cette hypothèse, « [ces maladies] pourrai(ent) ainsi être une forme d’expression de la souffrance, tolérée par notre société car basée sur une conception médicale somatique. [Ces formes], en effet, n’apparai(ssent) pas aussi stigmatisante(s) que la maladie mentale, tout en permettant par l’étrangeté de [leurs] symptômes de singulariser l’individu souffrant » [12].
En 2021, cette vision de la fibromyalgie d’inspiration psychosomatique a été battue en brèche parce qu’il a été découvert que le transfert d’immunoglobulines issues de personnes atteintes de cette maladie provoque, chez la souris, des symptômes similaires à ceux constatés chez ces patients [13].
La spasmophilie, un trouble neurologique fonctionnel ?
Vue sous l’angle des symptômes médicalement inexpliqués, la saga de la spasmophilie évoque également ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui les troubles neurologiques fonctionnels (TNF) [14]. Ceux-ci étaient autrefois nommés troubles de conversion (d’un conflit intrapsychique en un symptôme), eux-mêmes ayant conduit à renommer l’hystérie, ce qui rejoint l’évocation de cette dernière dans l’étiologie de la spasmophilie.
Les TNF font partie des troubles somatiques fonctionnels (TSF, ou troubles somatoformes, ou troubles à symptomatologie somatique dans le DSM-5). Ils se traduisent par une grande variété de manifestations, en particulier motrices (tremblements, dystonie, notamment). Dans certains cas, il s’agit de crises, dites fonctionnelles dissociatives (appelées jusque récemment crises non épileptiques psychogènes) très similaires à celles des patients épileptiques, mais pour lesquelles on ne trouve pas d’anomalie électrique cérébrales [15]. Les TNF touchent 3 femmes pour 1 homme et affectent principalement les sujets de 30 à 40 ans. La moitié des personnes qui souffrent de TNF présentent également des douleurs chroniques diffuses évocatrices de la fibromyalgie. De plus, 75 % d’entre elles rapportent aussi une fatigue importante.
Rebaptiser les troubles de conversion en TNF ramène des symptômes médicalement inexpliqués, auparavant considérés comme relevant de la psychiatrie, dans le giron de la neurologie, sur la base d’anomalies observées en imagerie cérébrale [15], ce qui permet de réduire le stigma associé au trouble psychiatrique. Dans le contexte de la spasmophilie, le choix de se référer à une théorie « nerveuse » plutôt que « psychiatrique » visait probablement un objectif similaire. Si les TNF avaient « existé » dans les années 1970-1980, ils auraient pu être évoqués devant une spasmophilie, avec son tableau de tremblements, de dystonie, voire de perte de connaissance.
La tentation du tout-TSF pour les symptômes médicalement inexpliqués
L’histoire de la spasmophilie et de son interprétation « psychosomatique » n’est pas sans rappeler ce qui est constaté de nos jours avec d’autres maladies controversées (d’autres entités médicalement inexpliquées) comme l’encéphalomyélite myalgique/syndrome de fatigue chronique (EM/SFC), la maladie de Lyme chronique ou, plus récemment, le Covid long. Comme la spasmophilie, ces maladies touchent davantage les femmes, s’expriment par des symptômes très variés (plus de 200 signalés pour le Covid long [16]) dont la fatigue, les maux de tête, les troubles du sommeil, les tremblements (en particulier ceux ressentis « à l’intérieur »), et souffrent de l’absence de marqueurs diagnostiques consensuels.
Même si ces maladies surviennent dans un contexte postinfectieux, ce qui n’a jamais été évoqué dans le cas de la spasmophilie, certains psychosomaticiens et psychanalystes les considèrent comme les expressions d’une entité de type TSF. Les débats récents, parfois virulents et essentiellement franco-français, entre hypothèse organique et hypothèse psychosomatique (« fonctionnelle ») à propos du Covid long ne sont pas sans évoquer ceux qui ont pu exister au sujet de la spasmophilie.
Aujourd’hui, comme hier, la tentation d’en référer à la névrose de conversion hystérique (ou à ses avatars plus récents) n’est jamais loin en présence de symptômes médicalement inexpliqués, en particulier lorsque ceux-ci touchent surtout des femmes. Cependant, pour le Covid long comme pour la fibromyalgie, les travaux récents de deux équipes indépendantes [17, 18] ont montré que le transfert d’auto-anticorps issus de patients souffrant de cette maladie à des souris provoque, chez celles-ci, des symptômes similaires à ceux observés chez les personnes dont étaient issus les anticorps, fragilisant ainsi davantage les défenseurs de l’hypothèse psychosomatique dans cette maladie.
Conclusion
L’histoire de la spasmophilie est celle d’un syndrome qui, tel une balle de flipper, a rebondi entre l’organique (trouble du métabolisme magnésien), le psychiatrique (trouble panique), l’organo-psychiatrique (« anxiété reproductible par l’hyperventilation » [19]) et le psychanalytique (névrose de conversion hystérique), l’énergie cinétique étant fournie par sa forte médiatisation et les souffrances des personnes concernées.
Se souvenir de la spasmophilie aujourd’hui est une opportunité de prendre du recul sur la façon dont la médecine et la société réagissent lorsqu’un nombre significatif d’individus signalent une nouvelle entité clinique polymorphe, médicalement inexplicable, difficile à diagnostiquer et à traiter, en particulier lorsque ces personnes appartiennent à une population potentiellement stigmatisée (femmes, personnes obèses, homosexuels, toxicomanes, personnes issues de l’immigration, etc.).
La tentation est alors grande, devant l’insuffisance de connaissances et de solutions, de balayer cette nouvelle entité sous le tapis du « trouble fonctionnel », cette dénomination évoquant au mieux l’absence de signes organiques identifiables avec les outils disponibles, au pire le renvoi vers la psychiatrie d’un patient devenu cause principale de son trouble. Un tel renvoi heurte les personnes concernées. Pour paraphraser un travail relativement récent autour de la spasmophilie [12], « l’inclusion de [cette nouvelle entité clinique] au sein des troubles mentaux échoue auprès du grand public car elle enlève alors aux patients toute autre forme de légitimité et de pouvoir, et les réduit au silence ».